séminaire accueilli par le cehta (centre d'histoire et de théorie des arts) /ehess
maîtres de conférences en arts plastiques à l'université de lille 3, membres du ceac
docteures de l'ehess en histoire et théorie des arts, chercheures associées au cehta

contact : valerie.boudier(at)univ-lille.fr ou annecreissels(at)orange.fr

séance du vendredi 30 novembre 2018

Ariane Martinez
maîtresse de conférences en études théâtrales, Centre d’étude sur les arts contemporains, Université de Lille, ariane.martinez(at)univ-lille.fr


« La contorsion, art-chimère »

Ces spectateurs hallucinés de voir surgir un cul sur une tête, dont les yeux s’exorbitent devant l’apparition d’un entre-jambe distendu à deux doigts d’une bouche, d’un nez frôlant un derrière, ont un sursaut moral et soliloquent ainsi : « Où est le beau ? Le transcendant ? La conquête ? Nous comprenons fort bien la victoire d’un être humain sur la peur, sur la pesanteur, sur l’animal, et même sur le public. Mais la victoire de l’animal sur l’être divin, sacré ? Peut-on appeler victoire le fait de respirer son cul ? De sucer son gros orteil par-dessus l’épaule ? De flairer la plante de ses propres pieds ? » Eh bien oui, Messeigneurs, parce que le corps devient la pensée. La hiérarchie officielle des valeurs corporelles devrait être entièrement revue et corrigée. La cheville vaut le cou, la clavicule le sexe, le front n’a pas moins de noblesse lorsqu’il se trouve ramené à la hauteur des hanches. 

Roland Topor (textes), Patrice Bouvier (photographies), Les Contorsionnistes, Paris, Editions du collectionneur, 1993, p. 8-9. 

 Lise Pauton © Kotini JR - RaieManta Cie
Date : 20 octobre 2017
Discipline acrobatique fondée sur la souplesse extrême, la contorsion est un art foncièrement ambigu – tant sur le plan herméneutique que sur le plan moral. En témoignent les connotations négatives du terme dans la langue courante : le geste de se contorsionner est en général associé au malaise, à la douleur ou à l’hypocrisie. En France, les sources sur cet art demeurent rares et partielles : les plus récentes consistent en des recueils de photographies (1), les plus anciennes sont des chapitres d’ouvrages datant de la fin du XIXe siècle (2). Il s’agit pourtant d’une pratique millénaire, présente sur tous les continents, qui date de bien avant le cirque occidental moderne, né au XVIIIe siècle. 

La contorsion sera ici moins examinée en elle-même, que pour ce que son évolution révèle de la conception du corps dans nos sociétés occidentales – l’ambiguïté y étant tantôt refoulée, tantôt assumée. Les "disloqués" du XIXe siècle, proches des phénomènes, ont laissé place au XXe siècle à une discipline gymnique démonstrative, et à partir des années 1980-90, à une dramaturgie fondée sur la fluidité du geste et la sensation intérieure. Dans le même temps, la contorsion a "changé de genre", et s’est largement féminisée – évolution qu’il s’agit d’interroger au regard des valeurs associées au féminin (grâce, souplesse allant jusqu’à la flexibilité). En outre, dès lors que ce qui apparaît au public relève de "l’invu", les postures contorsionnées posent un certain nombre de questions méthodologiques sur les interactions entre geste, image et discours, mais aussi sur la relation acteurs-spectateurs. Enfin, les corps contorsionnés, qui ont une dimension chimérique, convoquent un certain nombre de contenus mythiques, qui ont trait aux métamorphoses animales, à la marionniettisation des membres, et à l’obscénité. Ce sont ces éléments que j’explore à travers plusieurs pratiques de recherche : la résidence d’artiste de Lise Pauton à l’Université de Lille en 2018-2019 (qui associe pratiques d’échauffement, commentaire de ses œuvres et échanges en direction de la création), la recherche documentaire historique, et les entretiens auprès de contorsionnistes. 

(1) Michel Louis, Contortionists, Allemagne, Europa Verlag, [sd, photos des années 1970] ; Michel Louis, Contortionists, vol II, Cauvigny, Editions Michel Poignant, 1983. Roland Topor (textes), Patrice Bouvier (photographies), Les Contorsionnistes, Paris, Editions du collectionneur, 1993. 

(2) G. Strehly (textes et dessins par), L’Acrobatie et les acrobates, Paris, S. Zlatin, 1977 [1881] ; Guyot-Daubes, Curiosités physiologiques : les hommes-phénomènes – force – agilité – adresse : hercules, coureurs, sauteurs, nageurs, plongeurs, gymnastes, équilibristes, disloqués, jongleurs, avaleurs de sabres, tireurs, avec 62 gravures et 2 planches hors-texte, Paris, Masson, 1885.